Emil Cioran, c’est un nom que je connaissais, mais qui pour être honnête m’effrayait un peu. Une crainte que me procurent également d’autres noms de philosophes qui riment avec Schopenhauer ou Hegel à tout hasard. J’ignorais également ses origines roumaines. J’ai profité de la sortie de sa biographie par l’autrice Anca Visdei, aux mêmes origines que Cioran, et parue aux Éditions L’Archipel. Avec une légère appréhension et beaucoup de curiosité, puisqu’on parle philosophie et peur d’avoir à faire avec des concepts un peu obscurs, je me suis attelée à sa lecture et j’en suis ressortie avec l’envie de découvrir l’œuvre de Cioran directement par moi-même. La biographie se lit comme un roman, et dresse un portrait très limpide de l’auteur, à la personnalité un peu trouble et sibylline, de la Roumanie et de la France du siècle dernier. Lorsqu’on ouvre une page biographique sur l’auteur, il suffit d’en lire les grandes lignes pour avoir un bref aperçu de la pensée « pessimiste », « cynique » et désenchantée de l’homme roumain qu’Anca Visdei excelle à nous éclaircir avec simplicité et élégance.

Le titre Cioran ou le gai désespoir est un excellent condensé de la nature de l’auteur, d’autant qu’il a en grande partie illustré sa pensée dans l’écriture d’aphorismes. La biographe nous présente un Cioran, en homme profondément pessimiste et désespéré sur l’avenir de l’homme, mais également un Cioran, en homme joyeux et charmant. La contradiction faite homme. Une antithèse qu’Anca Visdei s’applique à nous déchiffrer en retraçant son parcours familial et estudiantin, d’homme roumain né en territoire hongrois, d’auteur roumanophone puis francophone, et finalement apatride. Une première partie de vie roumaine donc, qui nous ouvre les portes de l’histoire et des pages sombres du XXᵉ siècle roumain ainsi que les premières œuvres de Cioran dans sa langue natale, une seconde et dernière partie française, qui verra la rédaction du reste de son œuvre dans sa langue d’adoption, le français. Déchiffrer la vie de Cioran, c’est fréquenter de près d’autres écrivains roumains. Mircea Eliade et Eugène Ionesco, deux autres auteurs roumains qui partirent en exil. Trois hommes dont les vies resteront de façon plus ou moins étroitement liées, pourtant aux idées et caractères différents, Cioran et Eliade de droite (qui tend vers l’extrême), Ionesco de gauche.

L’avantage d’avoir une biographe de la même nationalité que l’écrivain dont elle décortique la vie, c’est qu’elle est tout à fait à même de comprendre et nous expliquer l’histoire de la Roumanie et les particularités culturelles, dont linguistiques. Anca Visdei a elle-même rencontré l’auteur sur ses vieux jours et témoigne du fossé entre le contenu de ses livres et la chaleur humaine dont il fait preuve. Elle apprend aussi le lecteur à comprendre le cynisme, nature intrinsèque de l’homme. Un homme qui aura été toujours très critique de ce qu’il considère comme le peu d’ambition de son peuple qui se cantonne à n’être qu’une petite culture parmi les autres grandes cultures européennes. L’exilé n’est jamais tendre avec son pays d’origine, qu’il ne reverra jamais d’ailleurs.

Même si l’autrice a beaucoup aimé l’homme qu’elle a rencontré avec lequel elle avait clairement sympathisé, sa biographie reste non complaisante, c’est aussi bien la culture, l’intelligence et le non-conformisme de l’artiste de l’homme, que son fascisme, et disons-le son racisme qui le caractérise : on ne sépare pas l’homme de l’artiste. Il faut dire qu’il a d’abord soutenu La Garde de fer en Roumanie puis les Nazis et n’arrêtera pas de blâmer l’émigration lorsqu’il sera en France et restera antisémite sa vie entière. Le mieux pour tenter de comprendre Cioran c’est encore de lire son compatriote Mihail Sebastian, écrivain roumain juif, qui n’a jamais déserté le pays malgré la présence au gouvernement du « Pétain roumain » Ion Antonescu et de sa politique antisémite, au sujet de la sortie de son livre :

L’œuvre globale de Cioran est marquée par ses premiers titres parus en Roumanie, marquée par le désespoir Sur les cimes du désespoir (trad. du roumain), 1934, qui saura évoluer dans une révolte contre toute forme de « messianisme », d’une époque qu’il considère comme décadente, Précis de décomposition. La force de cette biographie, c’est celle de nous faire comprendre sa pensée à travers les éléments de sa vie, son ascétisme, et son refus de travailler pour gagner sa vie, sa haine de la gloire et de toute tentative de briller, vainement, lors des événements mondains. L’œuvre de Cioran n’est pas une et indivisible, ses principaux traits reviennent d’un titre à l’autre illustrant les angoisses qui l’assaillent quotidiennement.

Je laisserais le dernier mot, tranchant, à Cioran et qui concerne les Français : « […] si calculés, si froids dans leurs compliments. » On dirait que lorsqu’ils en lâchent un, ils perdent dix kilos !« , et la langue française : « Passer du roumain au français, c’est comme passer d’une prière à un contrat « . D’accord ou non, on peut lui accorder le sens de la formule et des vérités franches et sans concession.

Notre autrice a eu le privilège de côtoyer le grand Cioran, auteur devenu marque de fabrique du désespoir, du suicide et de la mort. Auteur qui choisira la langue française pour écrire. Grand fainéant qui n'a vécu que pour penser, réfléchir et écrire, notamment ses aphorismes. Il y a trois personnages en réalité chez Cioran. Il n'est, d'abord, pas du tout l'homme de ses livres en société, bien au contraire, gai, cultivé, jovial, bavard. Sa compagnie est a priori loin d'être désagréable. Il y a ensuite, cet auteur refusant de travailler, vivant dans la misère souvent mais surtout au crochet de ses amis(e)s. C'est un grand caractère paradoxal, travaillant à sa gloire mais refusant les honneurs, et critiquant méchamment même ses amis écrivains qui réussissent ou obtiennent des prix - lui qui les refusera tous, les prix voire le prix Nobel. L'un de nos auteurs Roumains le plus Français est surtout un sale type : paranoïaque, ingrat n'hésitant pas à descendre ceux qui l'ont aidé, critiquant tous les auteurs qui lui sont contemporains, pensant sans doute ainsi mieux s'en distinguer, antisémite et raciste, homophobe, et, se disant célibataire alors qu'il vivra des décennies avec la même femme. Comme un autre l'écrira, c'est un parasite, jusqu'à par exemple ne jamais mettre entre guillemets les citations qu'il prend chez d'autres, pour les faire siennes. D'autres le présentent comme un imposteur : lui qui présente le suicide comme la seule solution envisageable, et qui n'aura jamais ce courage là. Biographie passionnante et minutieusement travaillée, jamais ennuyeuse, alors même que son sujet est plutôt plombant. Double mérite.